JACQUES DONGUY JACQUES DONGUY
 

 

CHRONIQUE ANNONCEE DE LA POESIE NUMERIQUE

Poésie électronique

Il faut souligner ici le travail exemplaire réalisé par la revue Doc(k)s série 3, animée par Philippe Castellin à Ajaccio, qui a sorti en 1997 un numéro consacré à "Poésie & informatique" accompagné d’un CD-ROM, en coédition avec la revue Alire,(1), et en 1998 un numéro consacré à la "Poésie Sonore" accompagné de 2 CD audio (2). Ce qui la différencie du Doc(k)s de Julien Blaine, la revue internationale de poésie visuelle, c’est son caractère thématique et son accompagnement d’un support numérique.

Le numéro Poésie & Informatique a fait l’objet d’une présentation au cours d’une Revue Parlée au Centre Pompidou (3) et d’une émission A.C.R. à France-Culture (4). Dans ce numéro, signalons l’article de Ladislao Pablo Györi, un argentin, qui parle de création assistée et développe ce qu’il appelle la VPoésie ou Poésie Virtuelle, des mots en 3 dimensions qui flottent dans l’espace, comme on peut le visualiser sur le CD-ROM dans la partie animations, mots qui se décomposent et se recomposent à partir d’un changement de lettre. Une poésie en 3D qui pourrait être dans le futur manipulée comme des objets dans un environnement interactif sur internet. Dans ce même numéro, signalons ce texte de Jean-Pierre Balpe sur la notion de "Méta-Auteur" : "Le Méta-Auteur est celui qui tout en acceptant la responsabilité des textes produits ne peut s’y sentir totalement impliqué", Jean-Pierre Balpe qui a développé avec le plus de conséquence la génération de texte à l’ordinateur. La partie animations du CD-ROM, la plus intéressante, montre entre autres des travaux d’Akenaton (Jean Torregrosa et Philippe Castellin), de Balpe, de Bootz, du portugais Barbosa, du brésilien Augusto de Campos, de nous-même avec Guillaume Loizillon, d’Eduardo Kac, de Tibor Papp et de Claude Maillard, et un hypertexte de l’américain Rosenberg.

Le numéro sur la Poésie Sonore, intitulé Doc(k)Son, accompagné de 2 CD audio qui fonctionnent comme des partitions indépendamment de leur contenu, comprend dans sa partie revue papier, outre un texte du tchèque Milan Grygar, auteur d’un curieux disque en 1969 (5), une étude du suédois Sten Hanson qui a organisé les soirées de Text-Sound Compositions de Fylkingen à Stockholm, "un genre intermedia entre littérature et musique". Dans cette étude, il souligne l’importance de l’existence depuis 1965 à Stockholm de l’EMS (Electronic Music Studio) qui a permis aux poètes suédois, ayant un accès permanent à ce studio, de produire des oeuvres techniquement plus sophistiquées. Dans un autre texte, Serge Pey parle de la "langue arrachée" de Philomèle comme mythe fondateur de la poésie : "Le tombeau vide, que construit Procné pour sa soeur à la langue arrachée, est celui du poème" et il est difficile ici de ne pas penser aux fameux Tombeaux de Mallarmé. Autre texte, celui de Nicholas Zurbrugg sur Robert Lax (6), le poète américain mythique qui vit depuis des années en solitaire dans l’île de Patmos en Grèce. Nicholas Zurbrugg reprend à son propos le concept de "langage vertical" développé par Eugene Jolas dans la revue Transition, "commençant au sommet et descendant, quelquefois même syllabe par syllabe... un peu comme un film" selon Lax. Pour Zurbrugg, son attention au potentiel du mot individuel, à l’image individuelle reflète son intérêt pour "les permutations qui trouvent leur place dans la nature et dans la vie la plus microscopique..., à l’échelle de l’ADN". Citons aussi d’Augusto de Campos Poema Bomba dans sa version sonore, sur CD.

Prenant la suite de la Poésie Sonore née et se développant dans les années 60 / 70 à partir de la vulgarisation du magnétophone, un nouveau courant est en train de naître à partir des années 90 autour de ce qu’on pourrait appeler la "Poésie Numérique", pour faire plus court que "Poésie Sonore Numérique" (7), avec, outre nous-même, de jeunes auteurs, comme Anne-James Chaton du groupe TIJA, Globensky, Thibaud Baldacci (8), Eric Sadin, Olivier Quintyn, utilisant les technologies numériques de l’ordinateur, dont celles utilisées par les musiciens pour le traitement du son en direct, ici en l’occurrence la voix.

Jacques DONGUY

Notes:

(1) Doc(k)s série 3 13-16 / Alire 10 avec 1 CD-ROM, 250 F, diffusion FNAC ou au siège de la revue, 20 rue Bonaparte / 20.000 Ajaccio.
(2) Doc(k)s série 3 17-20, avec 2 CD audio, 300 F.
(3) Revue Parlée "Poésie électronique, Le premier CD-ROM" le 12 mars 1998 au Centre Pompidou.
(4) France-Culture, A.C.R. de René Farabet "Poésie / Machine", le 14 - 2 -1999.
(5) Disque Supraphon n° 1, 45 T, 1969, Tchécoslovaquie, intitulé Akusticka Kresba 22.
(6) Robert Lax a été publié dans Stereo Headphones n°8-9-10 et dans Son@rt 014, avec "One Island", écrit dans l’île de Gomera en "termes minimalistes", évoquant juste ce qu’il pouvait voir, entendre et sentir (CD audio, numéro collectif, 120 F, ADLM 2000, 79 rue Saint Martin, 75004 Paris).
(7) Une exposition de Poésie Digitale (Computergenerierter gedichte) a eu lieu en 1992 en Allemagne à Annaberg-Buchholz.
(8) Voir la revue : éc/artS : # 1 (1999) p. 207, 13 rue Brison / 42300 Roanne, 120 F.
Doc(k)s informatique Série 3 13-16 / Alire 10, Revue papier + CD-ROM, 1997, Philippe Castellin / Philippe Bootz, 256 pages, 250 FF.
Doc(k)son Série 3 17-20, Revue papier + 2 CDaudio, 1998, Philippe Castellin, 480 pages, 300 FF.
CCP 0, octobre 2000


Chronique électronique

Dans un texte appelé "Del rigor en la ciencia", Jorge Luis Borges parle d’un empire où l’art de la cartographie était parvenu à un tel degré de perfection que les cartes réalisées avaient la taille de l’empire lui-même. Ou cette intuition que Borges, aveugle comme Homère, avait du cyberespace.

Depuis la Revue Parlée Poésies Electroniques au Centre Pompidou le 12 mars 1998 autour du numéro commun Alire / Doc(k)s avec présentation du CD-ROM commun et notre lecture-performance du poème ordinateur Tag-Surfusion, on peut considérer qu’un nouveau phénomène littéraire est en train d’apparaître, qu’on pourrait appeler poésie électronique, poésie numérique (qui a notre préférence), poésie digitale, cyberpoésie (à notre avis à venir par rapport à internet et dans l’idée de "work in progress"), poésie ordinateur (l’américain "computer poetry"), poésie informatique, sans parler des termes qui concernent la génération de texte, par exemple la LAO, la Littérature Assistée par Ordinateur.

Donc la montée en puissance du numérique dont toute une jeune génération de poètes s’empare depuis cette année (2000) concrétisée sur le plan théorique par la parution d’un nouveau numéro de la revue : éc/art S : , spécial textualités et nouvelles technologies après un n°1 de 1999 où nous étions intervenu avec un long texte intitulé "Intermedia, métapoésies et multimedia" (1) et par le développement de performances d’un groupe de jeunes poètes autour de la revue TIJA, dont Anne-James Chaton et Christophe Fiat, qui viennent de sortir un CD audio (TIJA n°9).

Le CD Poézie 2000 de TIJA a été réalisé entre Besançon, Montpellier et Paris à l’occasion du Printemps de la Poésie. Parmi les créations numériques de ce CD, citons Olivier Quintyn qui y présente des boucles de 25", Loop 1 # DIFPO, Loop 2 # DIFPO, Loop 3 # DIFPO, à partir d’évènements sonores, zapping radio ou échantillonnage de groupes rap, en utilisant Sound Edit ou Cubase, Eric Sadin qui utilise la voix de synthèse du logiciel Simple Text dans "Where is the rest?" et Christophe Fiat, auteur de "Les aventures extraordinaires de Traci Lords 5, 6 et 7", qui parle dans le livret du CD de "voix machinées, passées au crible de la ritournelle et du sampler", le concept de ritournelle étant emprunté à Deleuze et Guattari. Christophe Fiat se produit dans des performances avec une guitare, objet emblématique non seulement du rock and roll mais aussi du punk et du grunge, utilisée comme un simple organe rythmique, avec des boucles sonores qui viennent donner de la densité à ses lectures.

Olivier Quintyn pratique ce qu’il appelle le "sampling virus", à partir des théories du musicien japonais Otomo Yoshihide. Face à la planétarisation des réseaux de diffusion de l’information due au développement du satellite, du cable et de l’internet, on est confronté à une prolifération d’évènements sonores. Face à ce déferlement de données, de sons, de bruits, de textes, la seule solution pour Otomo Yoshihide est le "sampling virus", c’est-à-dire la pratique de coupes dans ce magma de l’information spectaculaire dominé par la publicité, la propagande ou la pornographie, et de construire des oeuvres qui soient uniquement des recyclages de ce matériau. Cela peut prendre la forme, selon Olivier Quintyn, de pièces sonores faites de zappings, de compositions multipistes. L’enjeu du "sampling virus", c’est de donner une "autre définition de la scansion" (2), scanner et scier selon Thibaud Baldacci (3). Cela a une application au niveau du texte papier, comme ce texte 6.0 publié dans : éc/art S : # 2 (4) à partir de documents de discussion sur Napster et le MP3 repris directement d’internet et copiés / collés, à partir aussi de codification HTLM internet, où est utilisé X Press pour assembler le tout en fonction de la dimension de la page. Ou du détournement situationniste au collage numérique. Ce qui rejoint aussi le "found footage" du cinéma expérimental (5).

Auparavant étaient parus un nouveau numéro de la revue Doc(k)s de Philippe Castellin consacré à "Poésie et Internet", ou Web Doc(k)s, accompagné d’un nouveau CD-ROM, ainsi que le numéro 11 d’Alire, cette fois-ci non plus sous forme de disquette, mais de CD-ROM. Le CD-ROM du Web Doc(k)s permet, via Netscape ou Explorer, d’accéder à des sites de poètes sur internet, ce qui aboutit à plus de 70 heures de consultation. Parmi les auteurs, citons Augusto de Campos, le concrétiste brésilien, avec "Door of EYEAR" (Eye et Ear), un très beau poème interactif et sonore de 1997 à partir d’idéogrammes japonais et de mots comme "emptiness", "a sound", "who?", "eye", "door", "ear", "mouth", "heart", "F(J)(Y)EUX", "Jeux, Yeux, Feux" en animation couleurs et ce "Poema Bomba" animé. Nous participons aussi à ce CD-ROM, en collaboration avec Guillaume Loizillon, avec Variables Discrètes, fragments de textes et de tags (images filmées à l’origine à San Francisco) apparaissant aléatoirement sur fond de voix retravaillée avec le logiciel MAX de l’IRCAM par Gwek Bure-Soh. Des jeunes aussi interviennent sur ce CD-ROM, comme Julien d’Abrigeon de la revue BoXoN (6). Selon Philippe Castellin, il y a un "ensemble de gens que personne ne connaît dans l’univers des poésies expérimentales qui sont d’une certaine manière cachés sur le web, comme cette Annie Abrahams qui ignorait que ce qu’elle faisait avait à voir avec la poésie visuelle, la poésie expérimentale depuis une cinquantaine d’années". Dans la revue papier, signalons le texte d’Alain Vuillemin, de l’université d’Artois, "Poésies, information et création".

La revue Alire 11 sur CD-ROM comprend, elle, des textes de Patrick Henry Burgaud, de Philippe Bootz, qui travaille à partir d’une écriture classique, de Guido Hübner et Isabelle Chemin (transNEUROsite), du brésilien Gilbertto Prado, qui a plus une pratique arts plastiques que littéraire, de Tibor Papp et Claude Maillard, de Philippe Castellin (Domoptique 3, dans l’idée de domotique et informatique) et d’auteurs qui étaient dans le CD-ROM Alire Doc(k)s, Fabio Doctorovich, André Vallias ou Jim Rosenberg (Diagrams Series 5 #4, des hypertextes typographiques) (7).

Dans la revue papier : éc/art S : # 2, une somme de 384 pages grand format, Eric Sadin développe son concept d’ "agence d’écritures" qui "privilégie la notion de poésie comme "laboratoire" de recherche relativement aux multiples enjeux de langage, et de conception de cadrages et de réglages, plutôt que celle de littérature, trop souvent soucieuse d’effets de continuité narrative et de priorité octroyée au sens". De nombreux intervenants, concernant aussi bien la danse, l’architecture, la musique que la textualité, dont Jean-Pierre Balpe qui s’oriente de plus en plus vers les problèmes de la narration et de la fiction, évoquant un "générateur automatique de fiction".

On a vraiment le sentiment d’une rupture épistémologique, que résume bien Jean-Pierre Balpe : "Que devient la poésie lorsque le rapport au monde n’est plus celui d’une subjectivité directe, mais la traduction distanciée d’un programme d’écriture?" et le sentiment aussi d’un nouveau phénomène littéraire à partir de machines qui travaillent le temps en temps réel : film, bande magnétique et maintenant le numérique (son/image, dont le textuel), contrairement à l’écriture typographique qui travaille sur le condensat et dont la poésie concrète est l’aboutissement ultime. Et le sampling (8), dont se réclame la jeune génération de poètes, réactive autrement les pratiques du cut-up et du détournement situationniste des années 60.

Jacques DONGUY

Notes:

(1) Après d’autres textes théoriques publiés sur ce sujet depuis 1996. Citons :
1996 : Préface de Tag-Surfusion, aux éditions de l’Evidence.
1997 : Texte "Poesias e novas tecnologias no amanhecer do seculo XXI" dans les Actes du colloque A arte no seculo XXI, a humanizaçao das tecnologias, UNESP, Sao Paulo (Brésil) / Texte "Poésie et informatique" dans Alire 11 / Doc(k)s 3 13-16 / Revue Jungle n°18, texte "Une jungle virtuelle".
1998 : Revue d’Esthétique, "Beauté des Langues" n°33, "La langue dans tous ses états" / Revue Java n°17, texte "Cyber-texte et révolution numérique" / Texte de la conférence "Poésie électronique" en supplément du n°65 du Cahier du Refuge, cipM, Marseille / Doc(k)s série 3 17-20, texte "La Révolution Numérique".
1999 : Texte pour le livret du CD Erratum # 2 / Texte "Poésie et nouvelles technologies" dans Cent Titres, Poésie française contemporaine, cipM, Marseille / Revue : éc/art S : # 1, texte "Intermedia, métapoésies et multimedia".
2000 : Web Doc(k)s série 3 21-24, janvier, texte "Vers une esthétique du Cyberespace" / Art Press n°261, "Poésies sonores dans l’histoire et aujourd’hui".
- Voir aussi le site http://www.costis.org./
(2) Citations à partir d’un entretien.
(3) : éc/art S : n°1 p. 207.
(4) P. 312.
(5) Dans le même ordre d’idées, on peut signaler la pratique des CD-Trash de Christian Globenski, consulter le CD Son@rt n°16.
(6) Consulter le site TAPIN, http://www.multimania.com/tapin, qui existe depuis 2 ans.
(7) Dans ce type de création, il ne faut pas oublier les 2 CD-ROM de Trace label, Vanités (n° 004, 1997) et Trois > contre < Un (n°009, 1999) avec notamment Jean-François Bory.
(8) Voir Son@rt 008, 1999, plage 10.
- Revue Web-Doc(k)s revue papier 416 pages + CD-ROM MAC/PC série 3 - 21/22/23/24 - 1999, parution janvier 2000, Poésies en ligne (Poésie et Internet), 416 pages, diffusion : Akenaton, 12 cours Grandval, 20.000 Ajaccio et FNAC, 300 F.
- Revue alire 11 sur CD-ROM MAC/PC, revue de littérature animée et interactive, janvier 2000, Mots-Voir, 27 allée des Coquelicots, 59650 Villeneuve d’Ascq, 137 F.
- CD-TRASH, Globe’n’sky, 2000, auto-édition.
- Revue TIJA n°9, CD, The Incredible Justine’s Adventures, Poézie 2000 & co, 57’ 54", courrier : TIJA, 42 rue Alexandre Cabanel, 34000 Montpellier, 80 F.
- Revue : éc/art S : #2, revue papier, Pratiques artistiques Nouvelles technologies, 2000, 384 Pages, chèque à l’ordre de Cellule écarts, 13 rue Brison, 42300 Roanne, diffusion Dif’Pop, 21 ter rue Voltaire, 75011 Paris, 140 F.
CCP 1, mars 2001


Notule expo
:

Signalons l’exposition de "Visual and sound poetry 2000", "Poésie visuelle et sonore 2000" qui a eu lieu du 2 au 20 février 2000 à l’Hokkaïdo Museum of Literature à Sapporo au Japon avec, outre les Japonais, Richard Kostelanetz, Henri Chopin, Julien Blaine, Jean-François Bory, Alain Arias-Misson et Jean-François Bory. Un catalogue de 26 pages en japonais a été édité à cette occasion. Parallèlement, une exposition de "Poésie Visuelle" a eu lieu à la galerie Oculus à Tokyo, du 25 avril au 2 mai, avec pour les Japonais notamment Hasekura Takako et pour les Français Jean-François Bory et Jacques Donguy.

J. D.


Chronique électronique
 

Consultable sur internet, nous avons relevé les activités de Caterina Davinio pour son "Poetry Bunker" à la Biennale de Venise, un projet web en ligne depuis 1998 (www.geocities.com/biennale 2001). Egalement via internet, un autre projet nous est parvenu par e-mail, "Monterrey Metapolis 2002" de Miguel Chevalier, où interviennent le poète Jean-Pierre Balpe et le musicien Jacopo Baboni Schilingi. Miguel Chevalier récupère différentes prises de vue de caméras de surveillance à des carrefours routiers de Monterrey, et l’ensemble est mixé sur banc de montage numérique et projeté dans une "cyber-architecture" où s’incrustent les textes de Jean-Pierre Balpe. Autre point fort, à Paris cette fois, le Festival Virus organisé par Artekno rue de Charonne (catalogue), avec deux soirées de poésie numérique, l’une à l’Olympic Café à notre initiative et à celle de Guillaume Loizillon à partir d’un CD-ROM créé pour l’occasion comprenant des fragments de textes et d’images aléatoires en rétroprojection infinie sur écran , textes dits par nous-même et traités live par Guillaume Loizillon, l’autre au Batofar à partir d’un texte inédit d’Eric Sadin, "7-o2-reengineering" sur un dispositif de Gregory Chatonsky, dispositif visuel et sonore qui se composait de 3 écrans autour de la piste de danse où des images étaient projetées à partir d’un ordinateur. Selon Eric Sadin, "A l’intérieur de cette inscription des signes sur des supports démultipliés, panneaux électroniques, téléphones portables, on s’est dit avec Gregory Chatonsky qu’il serait intéressant d’expérimenter le passage de la logique du livre, de l’imprimé à un environnement multimédia. Donc il y a le texte 7o2 et avec Gregory Chatonsky, on a procédé à une sorte de transcodage des règles formelles du texte, on les a inscrits à l’intérieur d’un mode multimédia, ce qui suppose la convocation de logiciels 3D, d’images, de sons, de textes afin d’expérimenter les possibilités de faire glisser une proposition textuelle à l’intérieur de cadres numériques." Et Gregory Chatonsky précise que "Le concept général de glissement est lié au fait que le son, l’image, absolument tout passe par le code binaire, donc cela permet la traduction de tous les éléments dans chacun des autres éléments, ce qu’on appelle le "parsing". L’idée du projet, c’est le "parsing" (1). Le travail d’Eric sur son livre a été un travail de formalisation extrême et de réglage de l’écrit et il nous a semblé qu’il y avait une convergence. Toutes les données, images, sons, vidéos, 3D sont réduites à des données binaires, à des 0 et à des 1. Et donc à partir de ce moment-là, chaque donnée devient traduisible dans une autre donnée. Par exemple, dans la performance qu’on a essayé de présenter ici, les sons qu’on entend sont les traductions objectives des images en courbes sonores. De la même manière, les mouvements en 3D vont reconfigurer le son. Et ainsi de suite. Et ce qui est assez bizarre, c’est qu’à partir d’un processus de réduction, on arrive finalement à de la complexité. Ce principe de réduction binaire que certains ont critiqué très violemment depuis quinze, vingt ans, d’un point de vue pratique, il produit de la complexité. C’est un des paradoxes de l’informatique. C’est quelque chose qu’on a du mal à envisager en France, parce que, contrairement aux Etats-Unis, on n’a pas de culture technologique. On n’arrive pas à comprendre comment la technologie peut être performative d’un point de vue théorique." Réflexion qui recoupe celle d’un Nicholas Zurbrugg qui vient de disparaître et à qui ce texte est dédié, quand il évoquait en août 1999 au colloque de Cerisy, commentant Chopin, les "avant-gardes techno-modernes" et la "résistance de l’académie envers la culture technologique".

Jacques Donguy

CCP 3, mars 2002

(1) Ou analyse syntaxique du programme source (terme d’informatique).


Terminal Zone
Manifeste pour une Poésie Numérique

"L’univers (que d’autres appellent la bibliothèque) se compose d’un nombre indéfini, et peut-être infini, de galeries hexagonales" (Jorge Luis Borgès).

Ted Nelson, l’inventeur du terme "hypertexte", a nommé Xanadu, du nom du palais de l’empereur mongol Kubilai Khan, son projet de bibliothèque (de mémoire?) universelle sur internet. Ou peut-on revisiter la notion de poésie à travers cette notion de bibliothèque?

Ruptures épistémologiques : Le passage du codex au volumen aux premiers siècles de l’ère chrétienne ou le passage du volumen au livre, premier objet fabriqué en série, à la Renaissance. La lecture devenant silencieuse avec la diffusion du livre personnel, on "intériorise" le texte. Introspection, monologue intérieur, plongée dans le temps perdu, dématérialisation... Une nouvelle rupture intervient au XXe siècle. Burroughs affirme qu’avec la bande magnétique, le texte redevient un objet extérieur à nous, "a virus come from outspace", ce qui est encore plus vrai avec l’ordinateur personnel, comme le montre Timothy Leary. Soit une réalité ramenée à la surface, l’écran ou la pellicule, et au temps réel, celui du défilement de la bande.

Nicholas Zurbrugg, récemment disparu, parlait à l’occasion d’un colloque à Cerisy des "avant-gardes techno-modernes" (1) face à la "mass-culture académique" (2) et à l’"industrie culturelle" du livre formaté, techno-avant-gardes qui aujourd’hui prendraient le relais des avant-gardes historiques du début du vingtième siècle. Par exemple la technologie de la bande magnétique pour la Poésie Sonore (Dufrêne, Chopin, Heidsieck, Gysin, Sten Hanson...) ou celle de l’offset pour la Poésie Visuelle (Blaine, Gerz à l’époque, Bory, Miccini...) et aujourd’hui l’ordinateur, le codage 1-0 (3).

Technologies qui peuvent être source de réflexion sociologique, le "message du médium" selon McLuhan dans ses publications traduites et non traduites. Mamoru Oshii, le réalisateur japonais de Ghost in the Shell, explique que "la technologie est notre miroir", et que la méfiance occidentale vis-à-vis de la technologie, via certains philosophes ou des films comme Matrix, n’a aucun sens, à moins de refuser son image dans le miroir.

Parmi les précurseurs pour la poésie numérique, citons Ladislao Pablo Györi de Buenos Aires, élève de Kosice le co-fondateur de Madi, qui en mai 1995 parle de "Poésie Virtuelle" ou "VPoemas" et qui va développer le poème en 3D en anglais et en espagnol. Parlant de ce nouvel espace offert par la machine, il précise : "L’utilisation d’ordinateurs donne la possibilité d’accéder à un espace virtuel qui n’a pas de directions privilégiés ni de constructions fixes", ce qui rend nécessaire d’organiser de "nouveaux langages qui permettent de concevoir les fonctionnalités d’une nouvelle esthétique". Les poèmes virtuels sont des "entités numériques interactives" (4). Ou le "cyberspace" évoqué par William Gibson dans Neuromancer (1984). Fabio Doctorovitch, lui aussi de Buenos Aires, fondateur du mouvement Paralengua, écrit en 1997 : "Il est clair que c’est une absurdité de garder une relation syntaxique en 2 dimensions (gauche-droite et haut-bas) si on a la possibilité de se déplacer en 4 dimensions".

Autre précurseur au niveau de la théorie, le canadien Arthur Kroker, qui a développé la notion de "Crash art", écrit en 1993 dans Spasm : "Chacun sera un média hacker, recodant la frontière électronique à volonté" (5). Parmi les poètes, il faudrait parler aussi de nous-même, en collaboration avec Guillaume Loizillon, utilisant le cybertexte ou texte défilant sur l’écran dès 1983, publiant en 1996 Tag-Surfusion (6) dont la préface-manifeste a été republiée dans Zigzag Poésie (7), réalisant en 1998 les premières performances informatiques intermédia (8) et travaillant actuellement à la réalisation d’un CD-ROM textes-images-sons aléatoires, de Philippe Castellin qui a réalisé les 2 premiers CD-ROM anthologiques de "poésie" dans sa revue Doc(k)s (9) comprenant chacun des oeuvres personnelles, d’Augusto de Campos, qui utilise l’informatique pour développer avec d’autres moyens son travail pionnier de poésie concrète des années cinquante (10).

En France, une nouvelle génération se manifeste symboliquement depuis 2000, qui n’a pas son équivalent à l’étranger, sauf peut-être sous d’autres formes au Brésil avec des poètes comme Arnaldo Antunes, ancienne star du rock. Une génération qui a assimilé Guy Debord et l’ordinateur.

Anne-James Chaton, le plus proche de Bernard Heidsieck, l’auteur des Évènements 1999 (11), utilise le sampler pour échapper à la "musique d’Etat" (Thomas Bernhard) et parle d’ "économie plurielle de la voix", la voix porteuse de la "machinerie du sens". Ce qu’il sample, c’est sa propre voix. Et il prépare une nouvelle pièce, "Le monde à l’instant T" à partir de 4 quotidiens français et étrangers, mêlant sa voix avec des voix étrangères.

Eric Sadin parle lui de "performance hypermédia", comme celle qu’il a réalisée avec Gregory Chatonsky au Batofar le 15 novembre 2001 dans le cadre du festival Virus. Son projet d’écriture, [7 o’_ carré _ reengineering> entrecroise "régimes textuel, sonore, iconique" qui, par le fait de leur "importation dans un environnement numérique", autorise "la convocation de fichiers photos et vidéo, de logiciels d’animation et de simulation, d’images 3D, de sons de synthèse". Et il précise : "Internet... participe activement au phénomène contemporain de la prolifération des signes sur quantité de modes distincts. La démultiplication des modes de visibilité des signes encourage une distribution des projets poétiques à l’intérieur d’une multiplicité de types de configurations complexes et fluides". Ou selon Chatonsky, le concept de "glissement" d’un code à un autre.

Jean-René Etienne travaille actuellement sur un texte, Glitzkrieg, composé d’énoncés tels que "Hypnose et pyjama de soie", "Tango et cognition", "L’impression de ne plus se retrouver dans le Hip-Hop Gangsta", et il a décidé, par impossibilité initiale de lire, "de faire une série" à l’ordinateur chaque fois qu’on lui demanderait de participer à une soirée. Pour cela, il apprend de nouveaux logiciels pour trouver des solutions.

Christophe Fiat, l’interprète de "Traci Lords" et l’auteur de New york 2001 (12), parle dans son livre sur La Ritournelle (13) de la poésie comme de "hacking de la littérature" en ce sens que "le poème fait de la littérature une langue illimitée et totale qui permet de casser... la langue comme système premier" et il développe le concept de "virus POÉSIETM ".

Olivier Quintyn, poète post-situationniste qui est habitué au détournement et au collage, se réclame de la pratique du "sampling virus" du musicien japonais Otomo Yoshihide : "La seule solution, c’est de pratiquer des sortes de coupes à l’intérieur de tout ce corps de l’information spectaculaire et de construire des oeuvres qui sont uniquement des recyclages de ce matériau-là", ce qu’il a mis en oeuvre dans sa performance "I shot Reagan I" à la Maroquinerie.

Christophe Hanna note que "la connaissance... relève de l’invasion écranique". Pour lui, il s’agit d’inventer "des processus d’extirpation-révélation du savoir à partir de manipulations ou de procédures techniques." La "rédaction", c’est l’information, mais pas au sens des médias, dans le sens de "produire-révéler du savoir selon une démarche processuelle (détournement systématisé d’outils techniques (logiciels de mise en page (quark Xpress), de saisie et traitement d’images (illustrator, photoshop), de visio-conférence (power point), pratique révélatrice de la décontextualisation". Ainsi cette lecture-performance à l’ordinateur à partir d’internet sur les tueurs en série à l’Olympic Café (14).

Joachim Montessuis, l’éditeur du label Erratum, utilise pour ses performances (15) le logiciel Max/MSP, un logiciel que l’IRCAM a arrêté de développer et qui permet la synthèse sonore en temps réel, synthèse purement électronique, mais aussi traitant la voix, à partir d’onomatopées, de borborygmes traffiqués en une matière sonore dynamique, en ce sens dans la lignée de Chopin, mais avec d’autres moyens. Ce qui n’exclut ni la sémantique ni l’image.

D’autres noms pourraient être cités, de Kathy Molnar à Laure Limongi, à Emmanuel Rabu ou à Philippe Boisnard. Liste ouverte.

L’enjeu, c’est une écriture CD-ROM encore à venir, utopique en ce sens qu’il s’agirait d’un intermédia au sens de Dick Higgins et non de multimédia, un retour aux origines de l’écriture prenant en compte l’iconicité et l’oralité, mais qui se développe dans un espace non pas figé mais fluctuant (16).

Peut-on encore parler de "texte"? La textique de Ricardou (17) ne prend pas en compte cette dimension texte-image-son, annoncé de façon visionnaire par James Joyce à travers la notion de "verbi-voco-visuel" ou par Raoul Hausmann à travers la notion d’Optophonétique (18). Faut-il parler alors de post-poésie, de métapoésie, de poématique? Pour nous, nous en restons au terme de "Poésie Numérique", préférable à celui de "Poésie Digitale", qui est le terme anglais ("Digital Poetry"), et nous entendons remettre la poésie au centre de la création artistique, ce qui était le projet initial de l’exposition Poésure et Peintrie à Marseille en 1993 (19).

Face aux éternelles redites dans l’art contemporain du ready-made de Duchamp, peut-être est-ce dans la poésie qu’il se passe actuellement les choses les plus neuves, à travers cette notion de "texte étendu", comme Stelarc a pu parler d’ "expanded body". 

Jacques Donguy
juin 2002

Notes :

(1) Dans une intervention à propos d’Henri Chopin, au colloque de Cerisy sur la Poésie Sonore en août 1999.
(2) L’académisme, c’est cette anthologie de poésie à la Pléiade où, pour faire moderne, parmi les poètes du XXe siècle figurent des chanteurs comme Brassens, Léo Ferré ou Barbara. Mais pas Gainsbourg, qui avait eu le courage de dire qu’il était un saltimbanque, que la poésie et l’art, c’était autre chose. De toute façon, refaire du Verlaine en plein XXe siècle (Barbara), c’est comme les calendriers de la Poste avec des reproductions de tableaux impressionnistes. Et toujours les mêmes Réda, Cadou, Guillevic. A comparer à l’académisme de la poésie néo-classique au XIXe siècle. Le Coup de dés de Mallarmé, c’était en 1897, il y a maintenant plus d’un siècle! Il est temps d’en tirer toutes les conséquences.
(3) Sur ces questions des avant-gardes poétiques qui sont tout simplement l’histoire de la poésie au XXe siècle (Kurt Schwitters parle pour le poème syllabique ou lettriste de poésie abstraite), voir notre thèse-anthologie sur les Poésies expérimentales dans le 2ème moitié du vingtième siècle à paraître aux éditions Al Dante en octobre.
(4) Manifeste publié dans la revue de poésie Dimensão n°24, Uberaba, Brésil, 1995.
(5) Arthur Kroker, SPASM, St Martin’s Press, New York 1993.
(6) Editions de l’Evidence, Paris.
(7) Autrement, "Zigzag Poésie", article "Cyberpoésie" p.174-181, Paris, 2001.
(8) Le 12 mars 1998 à la Revue Parlée "Poésie Électronique, Le premier CD-ROM" au Centre Pompidou, puis au Festival di Poesia Sonora de Bologne le 6 avril 1998 et au c.i.p.M de Marseille le 24 avril 1998.
(9) Alire 11 Doc(k)s 3 13-16, 1997, et Web Doc(k)s, 2000.
(10) Vient de paraître d’Augusto de Campos une Anthologie aux éditions Al Dante, le premier livre en France de cet auteur, avec notamment le mythique Poetamenos de 1953.
(11) Ed. Al Dante, 2002.
(12) Ed. Al Dante, 2002.
(13) La Ritournelle, une anti-théorie, Ed. Léo Scheer, 2002.
(14) Le 26 juin 2001. Ces manifestations à l’Olympic Café (18e arr.) , à la Maroqinerie (19e arr.) ou dans d’autres lieux encore plus précaires montent qu’il manque un espace pour la poésie à Paris.
(15) Festival Virus, Olympic Café, 6 novembre 2001.
(16) Un festival Arts & Mix des "écritures numériques est en préparation, organisé par le C.R.L. de Basse Normandie en collaboration avec la Station Mir et comprenant des résidences de poètes, une exposition et un festival.
(17) "La textique est une discipline visant à établir une théorie unifiée des structures de l’écrit, classique et moderne, dans toutes ses modalités".
(18) Art Press n°255, mars 2000, p. 56 à 59.
(19) Soit le constat que la plupart des avant-gardes du XXe siècle ont été créées par des poètes : Dada Zurich par Tristan Tzara, Dada Berlin par Raoul Hausmann (le Poème Phonétique), Merz par Kurt Schw
itters (l’Ur Sonate), le Futurisme par Marinetti, Cobra par Dotremont...

Jacques Donguy anime avec Jean-François Bory et Laurent Mercier le label Son@rt (28 numéros) à travers l’association A.D.L.M., Association pour le Développement de la Littérature Multimédia (79 rue Saint-Martin, 75004 Paris). Un certain nombre de textes théoriques ont précédé ce "Manifeste", textes qui remontent à 1994 : "Actes du colloque A:/Littérature", texte intitulé "Poésie sur ordinateur : Du textuel au virtuel", puis en 1996 la préface-manifeste à Tag-Surfusion, en 1997 la parution en livre des actes du colloque à São Paulo "L’art au XXIe siècle, Humanisation des technologies" et le texte "Poésie et Informatique" dans le n° d’Alire Doc(k)s sur le même thème, en 1999 l’étude sur "Poésies et nouvelles technologies" dans Cent titres (cipM).

Iconographie :

  • Jacques Donguy / Guillaume Loizillon, Cyber texte défilant à l’écran, programme informatique, 1983.
  • POEMA BOMBA, hologramme arco-iris, Augusto de Campos, 1986.

CD-ROM,
Dossier Images
00 JPG : Jacques Donguy, Olympic Café, Festival Virus, 6/11/2001.
01 JPG : Jacques Donguy, Olympic Café, Festival Virus, 6 /11/2001.
02 JPG : Jean-René Etienne, soirée Al Dante, La Maroquinerie, 19/3/02.
03 JPG : Laure Limongi, Villa de l’Adour, 16/5/02.
04 JPG : Jacques Donguy, Web Bar, Paris, 22/3/02.
05 JPG : Olivier Quintyn, Omympic Café, 14/5/02.
06 JPG : Glitzkrieg, Jean-René Etienne, Olympic Café, 14/5/02.
07 JPG : Jean-René Etienne, Glitzkrieg, Olympic Café, 14/5/02.
08 JPG : Page écran, Laure Limongi, Olympic Café, 14/5/02.
Vidéo : Gabriela Béju
Remerciements CD-ROM : David Othmane

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