JACQUES DONGUY JACQUES DONGUY
 

 

Vers une esthetique du Cyberespace

Ou une poésie du quantum linguistique

« Pourquoi ne pas reconnaître que la page elle-même a été pour la création littéraire une limite aussi importante que la syntaxe et pourquoi ne pas essayer de créer une littérature qui, comme première contrainte, n’a ni syntaxe ni pages ».
Richard Kostelanetz, An ABC of Contemporary Reading.

« Des lignes de lumière alignées dans le non espace de l’esprit, des constellations de données. Comme les lumières d’une ville, s’éloignant »
Neuromancien, William Gibson, 1984.

 

Le World Wide Net ou l’arène électronique symbolisée prophétiquement par les drippings de Pollock. On peut rappeler l’existence, avant internet, d’autres expériences, notamment la fiction arborescente sur minitel de Jacques-Elie Chabert de la revue Toi et Moi pour Toujours (1), revue d’expériences graphiques et textuelles créée en 1982. ACSOO, premier roman vidéotex, a été montré à Electra au MAM de Paris en décembre 1983, avec un système de messagerie, pour fêter 1984, le livre de George Orwell. Au départ, il y avait un projet de roman télématique interactif de 500 pages écrans, « machine narrative combinatoire » afin que « le lecteur-opérateur puisse s’investir dans une fiction..., rechercher des zones encore inexplorées ou errer dans une dérive infinie » en tapant sur le clavier un mot-clé. Ou l’idée d’un roman « inépuisable ». Proche de cette démarche, on peut évoquer les romans policiers sur disquette de la société InfoCom, Zork ou Deadline.

 

« Une pute à Lonny Zone »
Neuromancer, William Gibson.

L’interactivité, ou la revue poétique sur disquette Alire. Dans Alire 8 (2), avec Tag-Surfusion, chaque fois que le lecteur/auteur clique, la séquence est différente, utilisant des procédures de hasard, et se termine sur une figure finale différente. Dans l’hyperpoème d’Eduardo Kac, le lecteur est invité à cliquer sur une lettre, provoquant des solutions différentes. Le poème, comme avec Tag-Surfusion, n’a pas de fin.

 

« Mais les rêves revenaient dans la nuit japonaise comme autant de zombis câblés »
Neuromancer, William Gibson.

William Gibson parle de « factory culture », de « culture industrielle » pour le XIXe siècle, âge d’or du roman obsédé par la taille, la quantité, le tirage, Balzac ou Zola si l’on veut. La « literary factory », l’usine littéraire assemble ligne sur ligne. A l’âge électronique post-industriel correspond une linguistique quantique, correspondant aux théories d’Einstein et d’Heisenberg. C’est James Joyce, visionnaire comme Alan Turing, qui a inventé le mot « quark ». Littérature et ordinateur, une littérature instable, une littérature fractale. Ou faire de la littérature à partir du chaos. Selon Timothy Leary, William S. Burroughs et James Joyce ont appliqué la théorie du chaos à la linguistique. « Une pulvérisation électrique », nous dirions électronique, « du signe linguistique » selon Pedro Barbosa, ce qui nous renvoie au poème phonétique de Raoul Hausmann. La V Poetry, la Virtual Poetry de Ladislao Pablo Györy. « L’art » (la littérature, la poésie) « est actuellement une fluctuation quantique où chaque chose peut au bout du compte être incertaine, improbable et indéterminée » (A. Kroker, Spasm). D’où la notion, relativisée, de Méta- Auteur, de Métapoème.

 

« ...image corporelle qui s’efface au long de corridors d’un ciel télévision »
Neuromancer, William Gibson.

Une écriture CD-ROM. C’est ce que nous avons essayé dans Variables discrètes, texte traité par Guillaume Loizillon, voix traitée par Gwek Bure-Soh et images de tags filmés à San Francisco. Au début du siècle, Eisenstein voyait dans le cinéma le « sommet de tous les arts, où tous se regroupent ». C’était sans compter sur le numérique. Des tentatives ont été faites, notamment avec Level 5 et Immemory de Chris Marker. De l’optophonétique de Raoul Hausmann au verbi-voco-visuel de Marshall McLuhan au multimédia. Le problème étant de faire fonctionner ensemble texte fixe ou animé, images fixes ou animées, sons et/ou voix. Une poésie électronique qui sera synesthésique, en attendant l’utilisation ou « l’éducation des cinq sens ».

 

« Une année ici, et il rêvait toujours de cyberespace, même si l’espoir s’effaçait de soir en soir »
(Case, Neuromancer, William Gibson).

Internet est né d’Arpanet, créé en 1969 pour sécuriser les communications militaires en cas d’attaque nucléaire. Arpa internet date de 1983, mais le vrai démarrage remonte à 1989, et c’est en 1991 que Tim Berners a développé pour le CERN à Genève le premier navigateur. Et c’est en 1993 qu’est créé le premier interface graphique, Mosaic, qui deviendra Netscape. Robert Filliou le premier a parlé de réseau dans un entretien avec nous-même (3) en 1981: « Il n’y a que la fête qui est permanente. Il n’y a que le réseau qui est éternel. The eternal network. C’est un concept que George Brecht et moi avons proposé au moment où nous avons fermé La cédille qui sourit ». Une littérature pour internet, pour le cyberespace, cet espace imginaire qui n’existe qu’à l’intérieur d’un ordinateur selon le romancier de science-fiction William Gibson. Ou cette notion de « Psybernetic », Psybernétique selon Timothy Leary, pour qui la prochaine frontière est notre propre cerveau, le « neuroworld ».

 

Le paradoxe du chat de Schrödinger.

Une littérature de « quantum linguists » pour le « psyber-space », le psyberespace. Cela rejoint la notion développée par Eduardo Kac de « signe fluide ». Une poésie « work in progress », au sens de Finnegans Wake, au plus près du fonctionnement réel du cerveau, donc du corps. Laurie Anderson, à la question de savoir pourquoi elle utilise les médias électriques, répond: « Surtout parce que c’est rapide, c’est plus proche de la pensée » (4). Texte évolutif, comme ce roman inachevé de Jean-Pierre Balpe en génération automatique de texte qui s’autodétruira après 300.000 pages. Ou encore un texte / image / son en mutation constante à l’instar de l’activité cérébrale, une sorte de web cam permanent sur l’activité d’ « écriture » en train de se faire (5).

Jacques DONGUY
Université Paris I

Paris, 1999

texte paru dans le Web-Doc(k)s série 3 21-24
avec CD-ROM


(1) Autres membres du comité de rédaction: Camille Philibert et Jean-René Bader. 7 numéros, de 1982 à 1984.

(2) Mots-Voir, novembre 1994.

(3) Publié dans Le Geste a la Parole, Thierry Agullo, Paris, 1981. Repris dans le catalogue Filliou du Centre Pompidou et dans SonArt n°010.

(4) Revue Rampike, Toronto, 1982.

(5) De nouveaux procédés comme l’ADSL (asymmetric digital subscriberline) pourront résoudre les problèmes de débit.

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